« Ce soir, je pense à toi tout petit être. Je me demande ce que c’est que de découvrir la rue depuis le bitume, dans la chaleur des bras d’une mère qui ira puiser dans son cœur les forces qu’elle n’a pas encore retrouvées pour t’envelopper et t’aimer. Dans une autre vie, t’aurais commencé à respirer le monde depuis ton berceau, entouré de tes doudous multicolores pour que tu n’aies pas peur (…). Normalement tu sais tout petit être, on dort dans un lit et c’est pas le Samu Social qui vient te rencontrer. »
Voilà le post déposé le 16 août 2024, par Maud Bigot, directrice opérationnelle du pôle veille sociale chez Alynea Samu Social.
C’est à travers ce message posté sur les réseaux sociaux que je la découvre. Je ne suis pas le seul visiblement, tant ce message a suscité de réactions des médias, locaux et nationaux. Je la contacte par LinkedIn. On échange rapidement. Elle se méfie un peu, comme surprise de tant d’intérêt, mais heureuse d’avoir suscité l’attention et à la fois contrariée que l’on ne semble s’intéresser au sujet que dans une surenchère permanente d’émotions.
Je lui propose une longue interview. Elle appréhende et me demande de quoi je veux parler, à quoi cela va ressembler. Elle me demande de lui envoyer les liens des invités précédents, des idées de questions. Et je sens bien qu’il n’y là aucune volonté de contrôle, de maîtrise, mais simplement l’envie de bien faire, de se demander si elle saura être, dans ce moment avec moi, à la hauteur de sa mission et de ses enjeux, et donc de tout ce qu’elle porte au quotidien. Je lui réponds : “de rien d’autre que ce que vous aurez envie de me raconter. J’ai Juste besoin de le faire. La rencontrer parce que j’avais envie de parler d’elle, de son action et à travers elle de toutes celles et ceux qui ont fait de la lutte contre le « sans-abrisme » leur épreuve et leur combat au quotidien. Elle accepte.
Quand je la rencontre, et qu’elle me dirige vers l’arrière-salle des locaux de l’association, elle est totalement en congruence avec ce que je pressentais de sa puissance, de sa discrétion et de son dévorant engagement. Une fébrilité et une force folle, en permanence sur un fil de crête, avec pour seule mission le soin et l’aller vers.
Je suis seul face à elle, avec mon H4N un peu fatigué. Envie de la seule voix. De retrouver l’essence de la conversation, sans fard, personnelle, frontale. Être moi, seul face à mes responsabilités et à la recherche de mes convictions, de ce qui me touche, de retrouver le sens de ce que je suis en train de faire. Dans la confrontation directe avec ceux qui font, celles et ceux que nous mettons en lumière depuis le début de l’aventure du média. Pour aller à l’essentiel et mieux rendre visible l’essentiel, car ça, ça ne change pas.
Elle me remercie d’être là, moi aussi. Je lui propose de nous tutoyer. J’ai envie de partir de son texte, de lui relire. C’est ce que je fais…
Bonjour Maud BIGOT, merci de m’accueillir sur ton lieu de travail. Tu es à la fois et depuis récemment la Présidente de la Fédération Nationale des Samu Sociaux et tu travailles pour l’association Alinéa, comme directrice opérationnelle du pôle veille sociale. Alors dit ainsi cela n’est pas forcément très clair. Tu peux nous expliquer en quoi consiste ton activité.
Cela veut dire que sur le Rhône, je dirige le Samu Social, mais aussi d’autres services comme la Maraude Jeunes, qui va à la rencontre des 16-25 ans dans la rue. Zone Libre, qui est une structure d’habitat pour les personnes refusées par les structures d’habitat classique. Plan A, un nouveau dispositif destiné à des jeunes majeurs 18-21 ans qui sont confiés par l’aide sociale à l’enfance.
Effectivement, cela fait à la fois beaucoup d’occupations, d’activités diverses et d’engagements. Pour ma part moi, je t’ai découvert via les réseaux sociaux et un post que tu as fait au mois d’août qui a eu beaucoup d’écho auprès de la presse nationale et locale. Un post sous forme d’une lettre, très simple mais très forte et émouvante. Tu t’adressais à un nouveau-né de 11 jours, trouvé dans la rue. Et on lisait, à la fois la colère et l’impuissance. Tu t’adressais directement à lui ce « petit être ». Est-ce que tu te souviens de ce moment et qu’est-ce que tu as voulu faire à travers ce message ?
Moi, je ne l’ai pas vu personnellement, mais j’ai dû annoncer aux équipes qu’il n’y aurait pas de solutions pour lui ce soir-là. Ils m’ont appelé, ils m’ont expliqué qu’ils étaient à côté de cet enfant, avec son père et sa mère. Dans ce cas, il y a un système d’astreinte que j’ai appelé. On m’a annoncé que vu que c’est enfant n’avais pas de pathologies particulières, il n’y avait pas de prise en charge possible. Avant de rappeler l’équipe, j’ai été envahi par un mouvement de honte. C’était dans mes tripes. Je ne savais pas comment leur dire. Je les imaginais à côté de cet enfant. Eux à côté de ses parents. Eux en situation de leur annoncer qu’il n’y aura rien pour ce soir… Je voulais y aller à leur place en fait. Avant de me dire que c’était complètement ridicule d’y aller à leur place, je ne peux soulager personne ni les équipes, ni le père ni la mère. Voilà, je leur ai annoncé cela. Je leur ai demandé si ça allait. Ils m’ont répondu, on va le faire. Ça va aller. Ils sont rentrés au local. On en a un peu parlé ensemble. Et je suis rentré chez moi. Mais la honte elle ne partait pas en fait. Il y avait quelque chose d’incrusté en moi. La honte, je pense que les équipes l’avaient ressenti aussi. Et en fait, je sais, j’ai écrit cela sans trop réfléchir, entre la tristesse et la colère. Mais il n’y avait pas du tout l’intention de faire un coup ou quoi que ce soit de cet ordre. Je voulais, je crois, donner à voir quelque chose que l’on a ressenti au fond de nous. Je l’imaginais cet enfant alors je pense que cela en a rajouté une petite couche, car je ne l’ai pas vu moi-même. Alors j’avais envie de lui parler.
Est-ce que l’on peut dire aussi qu’à travers lui, c’était un peu le symbole de tous les enfants que toi tu as rencontrés, que tu as vus ? Un peu le visage de toux ceux qui étaient et sont un peu comme lui ? Est-ce que l’on a d’ailleurs des nouvelles de lui depuis ?
Oui. Lui, c’était un peu le paroxysme, mais c’est vrai que j’ai vu plein de visages d’enfants, de parents qui se referment, de père qui se referme d’impuissance et de honte quand on leur annonce qu’il n’y a rien de possible. C’était chargé de tout cela en fait…Alors lui, il a finalement pu être hébergé avec son père et sa mère. Mais ce n’est pas le cas d’autres et ce week-end, par exemple, les équipes ont trouvé un bébé de 1 mois , qui n’ayant pas de pathologies particulières n’a pas pu être hébergé.
On va revenir un peu sur ton parcours, sur ce qui t’a amenée ici. Sur ce que tu fais ici, parce qu’à travers toi, c’est le travail des équipes que je voulais montrer et raconter. Parce que l’on imagine difficilement ce que cela représente chaque jour de pouvoir ou de ne pas pouvoir aider. Et cette force, cette résilience, elle se trouve sans doute à la source de ton engagement, de ce parcours qui t’amène ici à m’en parler. Comment on arrive à vouloir faire ce métier. Comment cela a commencé ce besoin, cette nécessité d’aider de manière inconditionnelle ?
Je pense d’abord que je suis issu d’une famille ou cette question de la justice sociale, du soin, de l’aide aux autres était très présente. J’ai le souvenir d’enfant d’accompagner par exemple mon père dans une bibliothèque de rue d’ATD Quart Monde. Pourtant, ce n’est pas arrivé immédiatement.
Moi, j’ai commencé à l’IEP de Lyon, je voulais être juge en fait. Juge des enfants. Mais un jour, j’ai rencontré lors d’une conférence un juge des libertés, qui racontait qu’une fois, il avait refusé une remise en liberté et que la personne s’était suicidée pendant la nuit. Et il avait dit que le plus difficile dans sa fonction de juger c’est d’avoir du pouvoir et de l’assumer. Tout en faisant la part des choses et en se disant que sa décision seule n’était pas la seule raison de cet acte. Mais moi à cet instant, j’ai compris que la question du pouvoir me faisait plutôt peur et qu’en fait, je n’avais pas envie de cela. Ce que je souhaitais vraiment, c’est d’être à côté des gens.
Pendant mes études à l’IEP, j’ai été longtemps bénévole dans une association d’aide aux sans-abris et j’ai trouvé que l’on traitait les gens d’une manière qui n’était pas digne, que l’on sentait que les moyens étaient insuffisants et que les bénévoles faisaient ce qu’ils pouvaient. Je me souviens par exemple d’un repas un soir, servi dans un vieux plateau en fer, dans lequel la sauce de la viande coulait sur le dessert.
Et je me suis dit que ce n’était pas possible en fait. Si ce monsieur était mon père, mon frère, je n’accepterai pas qu’ils soient traités comme cela. Et je me suis dit que si j’étais directrice de ce foyer et bien, je changerai tout.
On comprend mieux à travers cet exemple ce que tu cherchais aussi des moyens d’être dans le pouvoir de faire, celui de changer concrètement les choses. Et d’ailleurs, tu en as tiré les conséquences. Cette révélation, cette envie d’engagement utile t’amène à tout changer, à tout recommencer. À reprendre une formation adaptée, à changer radicalement de perspectives de vie et à reprendre des études d’assistante sociale.
Effectivement, lorsque j’ai réalisé au fond de moi que c’est ce que je voulais faire, j’ai recommencé des études qui allaient dans ce sens-là. Et un jour, je me suis retrouvé avec une assistante sociale. Et lorsque je l’ai vu faire, je me suis dit, c’est exactement cela. Et ce n’est pas parce que tu as fait 3 ans à l’IEP de Lyon que tu es capable d’accompagner les personnes comme il faut. Donc j’ai tout recommencé du début et j’ai fait une école d’assistante sociale pendant de nouveau 3 ans et ensuite, j’ai été embauché au SAMU Social ici. C’était en 2006 et je n’ai vraiment pas vu le temps passer.
Et depuis 18 ans qu’est ce que tu te dis ? Est-ce que tu doutes, est ce que tu t’interroges pour savoir si finalement, c’est bien ta place ? Ou alors au contraire, tu ressens que c’est ta « juste place » et que c’est bien ce que tu devais faire ? Quel est ton sentiment exact lorsque tu finis ta journée ici ?
Le doute est là à chaque seconde et heureusement. Je pense que lorsque l’on ne doute plus, on n’a plus sa place dans ce type de structure, et ce, quel que soit le poste que l’on occupe, travailleur social, chef de service ou directeur. Car c’est le doute qui permet d’être au plus juste, de pouvoir se remettre en question, de trouver chaque jour le sens à ce que l’on fait.
Les difficultés, les doutes et les épreuves n’empêchent pas que, au fond de moi, il y a quelque chose qui vibre, qui demeure insupportable. C’est de se dire que dans notre société, il y a encore des personnes qui n’ont pas de place, ou alors une place qui est subie, qui ne correspond pas à une espérance, un rêve ou un espoir. Mon engagement, il se fonde sur cette dimension-là. Et du coup avec les différentes places ou fonctions que j’ai occupées ici, j’ai pu travailler cela différemment.
Et, du coup, quand tu racontes ce que tu fais, quand tu utilises ce mot de « travailleur social » qui recouvre de nombreux métiers, tu y mets quoi derrière ?
Effectivement, si je parle d’assistante sociale, éducateur spécialisé, moniteur éducateur, conseiller en insertion, je parle bien de travailleur social. La définition officielle, d’ailleurs assez récente, dans le code de l’action sociale et des familles, c’est celui qui « permet aux personnes d’accéder à leurs droits fondamentaux ».
C’est simple et clair et moi, cela me parle profondément, car les droits, c’est en quelque sorte le filet de protection dans une société. Les droits cela ne se mérite pas, ils sont un point c’est tout.
Je dirai donc qu’être travailleur social, c’est être au point de rencontre entre la personne et la société à partir de la notion de droits. Un peu comme si j’en étais la garante sur le terrain, car les droits fondamentaux, c’est-à-dire le droit d’être hébergé, d’accéder à la santé, à l’emploi doivent être accessibles à tous, bien évidemment si la personne le souhaite.
Chez Alynea, dans ton activité il y énormément d’enjeux qui se rattachent de près ou de loin au « sans-abrisme ». Pourrais-tu me définir ce que c’est concrètement et ce que cela représente aujourd’hui sur la métropole ? Que l’on puisse mesurer les enjeux et la réalité de la situation. Pour prendre la mesure des difficultés sans que l’on soit dans la surenchère ou que l’on attende les catastrophes pour s’emparer de la question. Est-ce que tu pourrais nous rassurer un peu en nous disant qu’au final cela bouge ?
Le « sans-abrisme », c’est large et le seul point commun qu’ont toutes ces personnes, c’est qu’elles sont sans logement ou sans solution d’hébergement. La population touchée est très diverse.
Cela peut être des jeunes qui viennent juste de sortir du cadre de l’aide sociale à l’enfance, des personnes en situation de handicap, d’autres qui sortent d’hospitalisations en hôpital psychiatrique, des personnes ayant connu un parcours de migration. Cela concerne des individus, comme des familles. Bref, la palette est très variée.
On peut dire aussi que le « sans-abrisme », c’est le réceptacle de dysfonctionnements de nombreuses politiques publiques. Et en quelque sorte le nœud, il commence ici.
En fait ce que tu dis, c’est que c’est la fin de quelque chose qui se joue ailleurs. Si tu te retrouves dans la rue, c’est la conséquence de nombreux autres dispositifs qui n’ont pas fonctionné.
C’est exactement cela. Des dysfonctionnements, mais également et surtout des droits qui n’ont pas été respectés ou des catégorisations administratives qui ont enfermées les individus dans des cases leur empêchant d’accéder à quelque chose. C’est aussi pour cela que le problème est très complexe ;
Selon la Fondation Abbé Pierre, le nombre de sans-abris à doublé depuis 2012. On serait ainsi en France à environ 300 000 personnes concernées. On aura des chiffres sans doute plus précis dans un an avec la prochaine enquête INSEE. Mais en tout cas ce qui est acquis pour tous, c’est la massification inquiétante de ce phénomène.
En parallèle, les pouvoirs publics, les pouvoirs publics ont augmenté sensiblement les moyens alloués pour les solutions d’hébergement. C’est indéniable et cela représente plus 30 % depuis 2019.
Donc on pourrait se dire que, au vu des chiffres, la question est insoluble. Normalement, la personne qui est dans la rue, elle accède à un hébergement, jusqu’à ce qu’elle entre dans un logement. C’est cela le cycle normal.
Mais aujourd’hui, les personnes peinent à accéder au logement, qui est devenu inaccessible pour beaucoup. Ce qui est un droit est aussi un bien sur lequel il est possible de spéculer. Le parc privé n’est plus accessible et le logement social a été délaissé. Tous les indicateurs sont dans le rouge (production, rotation, le nombre de demandes, les délais d’attente…) et montrent clairement que l’on pas investi dans ce secteur.
Cela a donc pour conséquence majeure que les gens qui sont en hébergement y restent et que ceux qui sont dehors restent dehors plus longtemps faute de place d’hébergement. C’est la mécanique même du cercle vicieux. Et le fait de rajouter des places, outre que cela demeure insuffisant, n’est pas la solution, car on ne s’attaque pas en fait aux causes structurelles que sont par exemple la segmentation des politiques publiques ou la multiplication des catégorisations génère aussi du sans-abrisme ;
Par exemple à 18 ans avant et aujourd’hui 21 ans, un jeune qui est confié à l’aide sociale à l’enfance, c’est terminé. Il n’y a pas de solution ou d’organisme de transition. Cela s’arrête du jour au lendemain.
Aujourd’hui, et cela apparaît d’ailleurs dans un rapport très récent de la Cour des comptes, qui indique que les moyens alloués à l’hébergement, sont structurellement sous-évalués, parce que l’on fait comme si les besoins allaient s’amenuiser. Mais la Cour des comptes est très claire sur le sujet : on n’arrivera pas à faire d’économies sur l’hébergement tant qu’on n’aura pas investi sur les causes qui génèrent la demande.
Comment est-ce que tu expliques, alors même que tu es confrontée régulièrement à la chaîne des décideurs institutionnels, que l’on n’arrive pas à sortir de cela malgré ce constat partagé et cette volonté apparente de s’emparer du sujet ? Notamment au niveau de la Métropole de Lyon dont c’est une compétence ?
Alors pour ce qui est de la Métropole de Lyon et pour être très précis, sa compétence ( article 222-5 du code de l’action sociale.) ce sont les femmes enceintes, ou les femmes seules avec enfants de moins de 3 ans. C’est quand même un micro créneau et un exemple assez symptomatique de l’effet pervers des catégorisations.
À trois ans et 1 jour, l’enfant n’est plus pris en charge et il n’y a pas en l’état de solution alternative pour la continuité de prise en charge. Et pour les femmes enceintes, c’est également à elle de prouver son état.
Mais en fait ce qui est le plus litigieux, c’est la notion d’isolement. Cela veut dire quoi concrètement, mère isolée ? C’est ne pas vivre avec quelqu’un ? Ne pas avoir de compagnon dans sa vie ? Et s’il habite loin comme récemment pour une femme dont le compagnon habitait à Paris, a néanmoins été considérée comme non isolée alors même qu’elle se trouvait à Lyon. Pour nous en tant que travailleurs sociaux, elle est isolée.
Alors c’est vrai que cela semble injuste et ça l’est. Mais si on se met de l’autre côté, avec le regard de la collectivité locale, Il faut bien des critères ou un cadre pour appliquer la loi, même si on peut aussi regarder l’esprit de la loi.
C’est aussi ce qui permet d’intervenir, et c’est ce qu’exprime d’une certaine manière le président de la Métropole qui dit qu’il veut bien faire sa part, mais qu’il faut également que l’ensemble de la chaîne prenne ses responsabilités, faire sa part mais qu’il faut également que l’ensemble de la chaîne prenne ses responsabilités, car il atteint ses limites. C’est d’ailleurs ce qui est à l’origine de la polémique cet été.
En fait le président de la Métropole, il a expliqué qu’il fallait faire des restrictions budgétaires et a donc mis fin à toute nouvelle prise en charge qui relevait de sa compétence. Ceux qui étaient pris en charge le sont resté. Mais pas les nouveaux. Il est finalement revenu sur sa décision, mais en imposant une liste de critères que l’on n’a pas encore d’ailleurs.
Et cette attitude qui dit que l’on ne peut pas tout faire, que les moyens ne sont pas extensibles à l’infini, c’est entendable. Même si on n’a plus les moyens comment on reçoit ce type de décision, comment on trouve l’équilibre entre le caractère insupportable de la situation et la dure réalité comptable ?
De moins, point de vue la base, c’est bien le cadre légal. Et c’est cela qui doit s’imposer. Moi, je ne peux pas échapper à la loi, y déroger. Donc pour moi, et l’État et la Métropole, ne devraient pas penser qu’il est ne serait ce que possible de déroger à cela. Après, effectivement la Métropole a repris sa prise en charge. On attend de voir les critères précis, car en fait, on voit que c’est quand même plus compliqué d’accéder à l’hébergement et que les délais se sont allongés.
Sur le fond du sujet, celui qui est garant du droit au logement, c’est l’État en fait. Nous ce qui nous sommes important, c’est de segmenter tout cela. Quand il y a quelqu’un dehors, on le met à l’abri et ensuite, on discute entre institutions pour savoir qui prend en charge et pas le contraire. On ne doit pas se renvoyer la responsabilité sans cesse.
Et comment on fait d’ailleurs, lorsque toi ou tes équipes, vous êtes confrontés à la misère, à la difficulté quotidiennement. Comment on fait face, on gère les émotions. Est-ce que l’on est aussi obligé de se protéger ?
En fait, c’est difficile, car on est sans cesse sur un fil. Trop se protéger, cela amène à ne plus être en capacité de se connecter à l’autre et d’ainsi ressentir un peu de ce qu’il ressent. Ou en tout cas être dans une relation ou c’est normal d’être touché, de se sentir concerné. Et en même temps être trop impacté par ses émotions, ses sentiments cela empêche d’être lucide.
Il faut transformer l’impuissance dans l’intervention en une énergie du soin. Et au fond moi, je crois à un travail social politique, au sens ou l’intervention au cours de laquelle on a été dans un puissant sentiment d’impuissance, il faut la transformer en quelque chose. Cela peut être rendre compte, faire des propositions comme sur le sujet de la désegmentation, qui est un des facteurs d’aggravation de la crise forte que l’on a connu cet été.
Il faut bouleverser la mécanique de l’action publique en arrêtant de se renvoyer la balle les uns des autres et construire des actions communes et transversales qui dépassent les silos habituels, pour remettre cela au service des publics.
Mais du coup qu’est ce qui empêche de faire cela. On a l’impression que ces questions, notamment celle du logement est considérée comme essentielle par de nombreux hommes politiques d’envergure depuis de nombreuses années et pourtant cela n’avance pas. Cela veut dire qu’en fait, ce n’est pas une vraie volonté politique et que l’on accepte de ne pas résoudre tous les problèmes ?
En fait la encore, la fondation Abbé Pierre l’explique bien. L’impact d’un investissement massif sur le logement, il paiera sur un temps beaucoup plus qu’un simple mandat ce qui n’est pas porteur en termes de reconnaissance pour le politique.
Par ailleurs, on appréhende uniquement cette question en termes techniques ou financiers, mais on l’appréhende peu en termes d’impact réel sur les personnes et sur les coûts directement ou indirectement engendrés. L’impact sur la santé du fait d’un habitat insalubre, sur la scolarité, bref tout ce que l’on hypothèque sur l’avenir est également très coûteux pour la société dans son ensemble. C’est un peu à courte vue pour faire parfois des économies de bouts de chandelles.
Ça fait 20 ans que tu fais cette activité. Au-delà de ce constat pas simple est ce que tu penses que depuis 20 ans, il y a eu des avancées, des changements.
Moi, j’ai commencé en 2006 et dès 2007, il y a eu la loi DALO (Droit au Logement Opposable) qui a posé le fait que le droit à l’hébergement, il était inconditionnel. Toute personne en situation de détresse médicale, psychique ou sociale à droit à l’hébergement.
On reconnaît également que le droit au logement est un droit opposable ainsi que sa consécration dans des conventions internationales. C’est qui est une avancée fondamentale puisque cela permet à des personnes de se prévaloir de cela devant un tribunal, même si aujourd’hui la jurisprudence sur ce sujet s’est rigidifiée et que cela est plus compliqué.
Cette loi en tout cas est toujours en vigueur et c’est une assise sur laquelle on peut faire reposer nos actions.
En 2012, on a la politique du logement d’abord, avec des expérimentations en France et un début de politique publique qui dit qu’il faut que les gens accèdent directement à un logement plutôt que d’avoir cette politique en escalier. Ce que résume cette image très simple, mais très juste pour apprendre à faire du vélo, il faut un vélo, c’est-à-dire que l’on ne met pas des gens dans de fausses conditions d’hébergement pour apprendre à habiter, sans avoir à en faire la preuve à chaque étape. C’est plus respectueux de la dignité des personnes.
À Lyon, il y a des dispositifs qui découlent de cela comme par exemple « un chez-soi d’abord » pour des personnes qui ont des troubles psychiatriques, ou « zone libre », et qui ont de vrais résultats par rapport à des objectifs de sortie de rue. Ce qui fait la démonstration sur le terrain que c’est possible.
Les éléments d’espoir, c’est donc que la loi continue de poser le principe, que l’on fait la démonstration que lorsque des personnes accèdent à des logements cela se passe bien pour la grande majorité d’entre elles et qu’elles s’y maintiennent. Ce qui est positif pour tout l’écosystème.
Cette question, on le voit sort progressivement, depuis quelques années, du microcosme des professionnels et que des citoyens s’en emparent, à travers par exemple le mouvement « jamais sans toi ». On se rend compte ainsi par exemple que lorsque des parents d’élèves se rendent compte que c’est un copain de leur enfant qui est à la rue, il y a une mobilisation et une indignation qui permettent l’action.
Est-ce que l’on peut dire aussi que c’est le regard global de la société, notre sensibilité collective, une forme de sensibilisation qui permet depuis 20 ans de changer de regard ? Est-ce que tu as l’impression que se sont développées dans un monde difficile plus de solidarité et de fraternité ? Est-ce que le mouvement de repli sur soi devant l’ampleur de la tâche est compensé par des envies d’agir ?
Je pense qu’il y a toujours les 2 mouvements qui coexistent. Avec toujours présent cette « concurrence des publics », comme si ce que l’on donnait aux uns, on le retirerait aux autres, ce qui nuit fortement à la cohésion sociale du pays. Cela amène à une forme d’attentisme ou de repli. Et d’un autre côté, on se rend clairement compte que lorsque des personnes sont directement confrontées, de près, à cette question du sans-abrisme, elles ne restent pas immobiles.
Un des enjeux, c’est donc aussi de pouvoir donner à voir concrètement la réalité qu’expérimentent ces personnes à partir d’éléments plus sensibles que de simple données statistiques pour que la population se rende compte que cela existe de manière non abstraite.
Quand on parle de politique d’aide sociale, on est toujours confronté à cette question du jusqu’ou on doit aller vraiment, comme c’est le cas par exemple aujourd’hui sur la question de l’aide médicale d’urgence. Il y a aussi sous-jacente la question de l’utilisation des moyens financiers qui ne seraient pas pour les bonnes personnes, comme le montre le débat de la loi sur l’immigration. Est-ce que ce sont vraiment les véritables sujets alors que l’on sait qu’il y a de nombreuses personnes qui ne vont même plus chercher l’aide à laquelle ils ont droit ?
La question du « non-recours », c’est-à-dire les gens qui ne sollicitent même pas les aides auxquelles ils pourraient prétendre elle est massive. Par exemple dans la dernière étude disponible sur le sujet réalisée par Fédération Nationale des Samu Sociaux, il y a avait 65 % des personnes interrogées qui n’avaient pas contacté le 115 dans le dernier mois. Or, on sait parfaitement que moins les personnes contactent le 115 plus ils vont passer de temps à la rue. Il y a une énorme dose de phantasme sur ce sujet. Cela repose sur des bases idéologiques comme par exemple sur la question de l’immigration. Il y a des discours véhiculés selon lesquels la majorité des places d’hébergement seraient occupées par des personnes sans droit ni titre. Ceci est totalement inexact. A Lyon sur le parc accueil hébergement, insertion plus de 75 % des personnes qui y sont ont droit à un logement ! Pour ce qui concerne les personnes qui n’ont pas titres de séjour, les réalités, elles sont diverses et variées. On a par exemple de très nombreuses personnes qui attendent un titre de la part de la préfecture depuis des années. Elle sont alors « sous récépissés » valables 3 mois qui empêchent par exemple de passer le permis ou qui peuvent faire perdre un travail en cas de retard de délivrance. Cette attente renouvelée génère par ailleurs beaucoup de stress et d’incertitude dans la vie du quotidien.On fait une espèce d’amalgame entre des situations qui n’ont rien à voir entre elles, en stigmatisant des personnes qui n’auraient ni droit ni titres et qui emboliseraient les centres. La réalité c’est que le traitement que l’on réserve à celles et ceux qui auraient un parcours migratoire perturbé par la manière dont on traite leurs dossiers est également un facteur d’aggravation de ce sans-abrisme et que oui on pourrait faire d’autres choix politiques en matière de régularisation. Mais je ne sais pas si l’on en prend vraiment le chemin aujourd’hui pour des questions idéologiques sans entendre par exemple la réalité du terrain. Il faut entendre par exemple le MEDEF qui se positionne pour régulariser notamment dans certains métiers ou filières en tension, car il y a des risques pour le fonctionnement de nombreux secteurs économiques sans cette main d’œuvre.
Au moment où l’on fait cet entretien, l’automne, est déjà bien avancé. L’hiver se profile. Est-ce que pour toi et les équipes, c’est un moment particulier, qui génère plus d’appréhension. Comment se présente cette année qui arrive. Est-ce qu’il y a autant de saisonnalités qu’on le pense sur ton activité ?
Clairement oui. La, le niveau de tension, il est extrême et il n’est que très peu redescendu depuis cet été. La métropole a certes repris ses prises en charge, mais rien n’a bougé au niveau de l’état.
Aujourd’hui en plus d’avoir un enfant de moins de 1 an, il faut un problème de santé pour être mis à l’abri. Pour la première fois depuis très longtemps, la pression n’est pas redescendue et l’on appréhende vraiment l’hiver qui approche. L’équipe est très inquiète et le collectif des morts de la rue nous le redit régulièrement : il y a certes autant de décès l’hiver que l’été, mais on n’a jamais été confronté à cette situation vis-à-vis de très jeunes enfants ou de nouveaux nés.
On attend les arbitrages qui seront fait dans le projet de loi de finances. On espère que le rapport récent de la Cour des comptes pourra aider à aller dans notre sens, même si l’on sait qu’il n’y aura rien de révolutionnaire dans un contexte économique extrêmement tendu avec des restrictions budgétaires massives. Mais on espère au moins un peu d’air pour passer cet hiver.
Qu’est-ce que peut faire pour toi la société civile ? Que peut-on faire comme citoyens par exemple ? De quoi tu aurais besoin pour faciliter la tâche de tes équipes ? Pour t’éviter une forme de lassitude et ne pas être obligées de communiquer sans cesse, en se mettant ainsi à nu. Est-ce que tu considères que cela fait aussi partie de ta mission d’être sans cesse un « porte-voix » dans l’espace public ?
Je me dis d’abord et je le constate qu’il y a encore de très nombreuses personnes que je rencontre qui ne savent pas la réalité de la situation. Donc nous qui avons cette mission fondamentale « d’aller vers « les personnes à la rue, on a aussi celle d’aller vers, de donner à voir à la fois aux acteurs institutionnels comme au grand public.
Si les gens ne savent pas, il ne rien se passer. Et c’est important, car derrière l’inaction il y a plus souvent de l’ignorance que de la mauvais intention. Parce que cela fait peur, parce que c’est légitime de ne pas toujours avoir envie, ou l’énergie de regarder dans le détail ce qui se passe. Et le citoyen se sent souvent démuni face à l’ampleur de la tâche. Il renvoie vers ceux qui savent faire, vers les professionnels.
Tu as depuis peu de temps une vision nationale du sujet. Est-ce que cela te donne des raisons d’espérer et te permet aussi d’être mieux entendue, davantage écoutée.
Effectivement, on participe à de très nombreuses réunions avec les instances, les administrations, les ministres concernés. La période est assez incertaine et le sujet pas toujours une priorité.
Je pense néanmoins avant tout aux raisons d’espérer, autour d’endroits qui peuvent devenir des « territoires d’hospitalité » et Lyon a tout pour en être un. Comme d’autres en France. Il y a par exemple 5 villes en France qui ont attaqué l’état sur justement pour se faire rembourser des budgets qu’ils ont payé « à la place de ».
Ces territoires peuvent et doivent faire la preuve en matière de ce qu’il est vraiment possible de faire en matière d’hospitalité. Cela veut dire aller chercher tous les logements des collectivités qui sont vacants, c’est rassembler autour d’eux des entreprises, comme l’a fait l’entreprise des possibles. On peut aller voir les grandes institutions comme le Sytral, les HCL…
Il y a un terreau pour dégager des possibles en termes de vacance. Et à partir de là faire la démonstration que l’on peut réussir par une mobilisation forte et ainsi peser sur l’état pour aller dans le même sens.
C’est la force de ces territoires qui est une source d’espoir. On a des exécutifs ici qui n’acceptent pas cette réalité, même s’ils font face à des contraintes budgétaires. Et ils vont chercher des moyens d’agir à côté. On l’a bien vu avec la guerre en Ukraine et la capacité que l’on a eue collectivement pour accueillir les Ukrainiens.
Aujourd’hui, on peut affirmer que l’on veut réduire le sans-abrisme, se donner des objectifs concrets et aller chercher ces logements un par un.
Aujourd’hui, après 20 ans d’engagement intense qu’est-ce que tu dis ? Par rapport à cette vocation qui était la tienne. Est-ce que tu te dis que l’engagement cela rend heureux ?
Clairement, oui, tout cela a du sens. Et moi ce qui m’a rendu très, très heureuse, c’est de monter « zone libre ». Car en montant cela, c’est le résultat d’échange avec d’autres pour rassembler et proposer des solutions concrètes et opérationnelles aux pouvoirs publics.
C’est un vrai démonstrateur de quelque chose qui peut fonctionner. Et quand je mets à douter, je me rends sur place et j’échange avec les habitants. Et la dernière fois, il y en a un qui m’a prise par le bras en me disant : « Surtout, n’arrêtez pas de croire aux gens. Ce n’est pas parce que l’on prend, je ne sais pas combien de grammes de crack que l’on est des bons à rien. Moi, vous avez cru en moi à ma place. Et bien maintenant, je crois en moi et j’ai plein de projets ».
En l’écoutant, je me dis qu’il a compris ce que cela représente de croire aux autres parfois pour eux pendant un moment, ce qui est le propre de notre travail. Il a compris à quoi l’on sert et c’est magique en fait ».
Voilà qui me guide et me donne l’énergie nécessaire et quand je pense à lui, je sais que l’on va le défendre ensemble, lui et moi, ce grand projet. C’est cela qui me parle et c’est là où je trouve ma force.
Et je repense alors souvent à cette phrase de Romain Gary : « Le juste-milieu. Entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser le monde entrer. Ne pas se durcir, mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile ».